De la revue 'Les Annales' No. 1684, 3 octobre 1915

'Les Françaises et la Guerre'

par Frédérique Masson de l'Académie française

 

L'Héroïsme des Femmes de France

 

Au début de cette guerre, qui n'a été frappé de l'admirable résignation des mères et des femmes? La mobilisation, l'universelle mobilisation s'est accomplie sans une réclamation, sans une scène, sans un cri. Si l'on avait envie de pleurer, on renfonçait les larmes. Depuis la guerre de 1870, l'éducation de la nation s'est faite: elle a coûté assez cher. Lorsque, sous l'Empire, l'opposition faisait rejeter l'essentiel de la loi militaire, empêchait le maréchal Niel et ses successeurs d'appliquer les articles qui avaient pu en être sauvés, c'était sur les femmes qu'elle dirigeait sa propagande antimilitariste. Depuis lors, l'effort des criminels pacifistes qui travaillaient à La Haye n'a pas même été connu en France et les femmes n'ont pas un instant partagé les flatteuses illusions des vieillards siégeant à huis clos dans le temple de Janus, pour y couper en quatre les cheveux de Bellone. Elles savaient que, le jour où les Allemands entreraient en guerre, tout le monde devrait partir, et à celles qui ont du sang aux veines, il semble que, ne point partir, ne point servir, pour quelque raison que ce soit, est un déshonneur. Elles n'ont point tort: car il faut à ceux qui ne servent pas une tare physique bien profonde ou une tare morale inguérissable.

Toutefois, si dures qu'eussent été les guerres de jadis, on en revenait. On se battait avec des armes qui, à présent, semblent presque des jouets d'enfants. Certes, il tomba bien des soldats dans la première partie de la guerre de 1870, dans les batailles d'Alsace, sous Metz, dans les Ardennes, une armée et combien belle et brave! Mais c'étaient officiers de métier et c'étaient soldats du contingent dont à peu près aucun n'était marié. Ensuite, il tomba encore des hommes, des soldats, des mobiles, des mobilisés; il en mourut beaucoup de maladies; mais, sauf les mobilisés, combien étaient mariés?

Ici, c'était la nation qui, tout entière, était appelée à marcher: les femmes restaient avec trois, quatre enfants; les mères dont les fils étaient adultes restaient seules avec leurs filles. Et il y eut les premiers chocs. On apprit ce qu'était cette guerre, comment nous la faisaient, pour écraser le pays d'un seul coup, les barbares de l'Oder et ceux du Danube; on apprit ce qu'étaient ces machines de destruction auxquelles il fallait des trains spéciaux, des servants venus d'Autriche, et dont les projectiles écrasaient en trois jours une forteresse.

Quelles sont les femmes qui se révoltèrent? Mais elles firent mieux: quand les premiers furent tombés, ceux que la vigueur de leur âge désignait et qu'on appela les tout jeunes, et qu'on appela, les vieux, les maris plus que quadragénaires, les enfants de vingt ans et de dix-neuf, quelle mère tenta de soustraire son bien, son vieux compagnon, son jeune fils? Pendant que leurs fils et leurs maris donnent leur sang, elles courent aux églises et elles donnent leurs larmes, elles donnent leurs prières. Que de fois, dans ces matinées transies où nous accompagnions à l'église proche, le corps d'un blessé mort à l'hôpital, nous avons deviné dans la pénombre, vers le maître autel, une foule prosternée; une voix grêle disait des paroles et un brouhaha de voix pressées donnait les réponses, annonçait seul la densité des fidèles. Du petit monde, des servantes, des employées, des femmes allant à leur travail, entraient, se jetaient sur un prie-Dieu et, avec une ferveur la supplication qui éclairait leurs faces mornes, elles restaient quelques instants et partaient. On a dit que c'étaient les « grandes dames », les dames qui n'avaient rien à faire qui venaient et qui viendraient aux églises; à huit heures du matin, dans ce quartier, c'est peu probable, mais tout arrive.

C'est qu'elles y viennent aussi, comme les autres; même à cette heure, car elles sont mères et épouses, elles aussi; leurs fils et leurs maris se battent comme les autres, meurent comme les autres, souvent plus que les autres peut-être, car ils prennent la tête des attaques et ils les mènent. Et elles, beaucoup d'entre elles se sont offertes pour soigner les blessés. Non pas elles seules, certes! Il y a place pour tout le monde, et, au chevet des blessés et des malades, il faut un dévouement de tous les jours et de tous les instants. Il faut le dévouement des braves gens qui, à cinquante, soixante ans, souvent davantage, donnent, par semaine, une, deux nuits de garde dans un hôpital auxiliaire: dévouement obscur que ne récompense pas même un remerciement banal et qui est vraiment digne de louanges; il faut le dévouement des sœurs, de toutes les sœurs qui se multiplient, s'efforcent de ne pas perdre les gardes de nuit qui sont leur gagne-pain et doublent les veilles, quitte à rester sur la place; il faut le dévouement des infirmières, aussi bien celles qui assurent les services de huit heures à huit heures, tout le jour, que celles qui, retenues par leur ménage ou par leurs devoirs familiaux, donnent la matinée ou l'après-midi. Ce n'est pas sans, dégoût, car de certaines blessures l'odeur est abominable et des soins à tout instant répétés lèvent le cœur; ce n'est pas sans péril, par, même aux hôpitaux de l'arrière, il y a de mauvaises plaies, et à les toucher seulement on risque. Il n'en est pas une que cela arrête.

Ce n'est pas par là - il le faut croire - que certaines pèchent. Celles-là peuvent être altières, hautaines, polies tout juste, et le contraire des gracieuses. Elles peuvent manquer résolument de compétence et énoncer, avec une sérénité tranquille, des inepties prodigieuses, mais elles ne sauraient être lâches; et elles iraient sous le feu, gantées des mêmes gants immaculés, parées du même voile de batiste, sous lequel passeraient, avec la même régularité, les mêmes frisons rapportés.

Il faut tenir compte des habitudes, des façons de faire et de l'éducation; mais l'effort de toutes est admirable: à Paris et aux environs, plus de trois cents hôpitaux auxiliaires sont ouverts; en comptant vingt infirmières par hôpital, et c'est un minimum, étant donnés les remplacements, à quel chiffre arrive-t-on?

Et il est toute une catégorie d'auxiliaire dont on ne parle guère, et qu'il ne faut pas oublier, ce sont les filles de service. Gratuitement ou moyennant un salaire insignifiant, elles assument tous les gros ouvrages, elles montent les rudes étages, portant les plateaux, les bouteilles, les verres, les chaudrons; elles tirent les tables, elles balaient au torchon humide. Est-ce pour leurs gages misérables? Non pas! Elles aussi ont au front un mari, un fils, un ami. Elles aussi s'absorbent dans les nouvelles de guerre et dans le communiqué. Elles savent, comme les autres, mieux peut-être, où ils sont et ce qu'ils font, et leur cœur s'exalte justement à la pensée que leur homme, parti soldat de deuxième classe, est sergent, adjudant, lieutenant... Qui sait?

Vienne la mort de celui qu'elles aiment! Les désespérées même acceptent le sacrifice. Ah! quels pleurs, quels cris, quel affaissement de tout l'être! Mais, parmi les plaintes, il n'est point de reproches. Par quel miracle du génie de la France et de la religion à laquelle elles s'attachent, la résignation entre-t-elle dans ces femmes en même temps que la douleur? On a entendu des mots qui ne venaient point de l'intelligence, mais de l'âme; celui de cette blanchisseuse qui, arrivant au chevet de son mari mort, a dit: Il a donné sa vie pour la France, il a bien fait. La France, c'était sa mère; je ne suis que sa femme.

Je ne me lasserai point de le répéter. II est de ceux qui honorent une nation. Cette femme, pourtant, était dans un tel état de surmenage douloureux que, trois fois durant le court service, elle se trouva mal. Et, pourtant, par un miracle de volonté, elle arriva au cimetière de Pantin, suivant à pied, depuis Notre-Dame-de-Lorette, comme elle l'avait voulu, le corps de son mari.

De toutes celles que j'ai vues à l'hôpital, au chevet de leurs morts, de toutes celles que j'ai vues ou qui m'ont écrit, depuis que j'ai entrepris cette œuvre: L'Union des Veuves, pas une qui ait en un mot de révolte, pas une qui ait demandé pourquoi on lui à pris son unique soutien, l'homme de son cœur. Celles même sur qui le coup a porté si fort qu'elles demeurent comme stupéfaites, qu'elles gardent un silence obstiné et qu'elles fixent obstinément un point de la muraille, semblent attendre le miracle de l'impossible retour; mais elles ne se plaignent pas. Ah! qu'à celles-là comme aux autres, les enfants apportent le salut, qu'ils apportent la sauvegarde; c'est aux femmes des héros qu'il appartient de former pour la vie, d'armer, les enfants des héros pour les rudes batailles qu'ils auront à livrer, s'ils veulent garder leurs mains nettes, leur conscience pure, leur foi intacte. C'est là l'immense devoir qui s'impose à elles: continuer, par la génération nouvelle, cette génération admirable dont s'enorgueillit la France, et qu'elle ne saurait assez pleurer avec elles.

Frédérique Masson

de l'Académie française

 


1 Valable pour les livraisons dans le pays suivant : France. Plus d'infos sur les délais de livraison dans d'autres pays ici : Conditions de livraison et de paiement
2 En vertu du paragraphe § 19 de la loi sur les petites entreprises, nous ne prélevons pas et n'affichons pas la TVA.