Extrait de l’illustration n°3897 du 10-11-1917

 

 

DE L'AISNE A L'AILETTE

PAR-DESSUS LE PLATEAU DU CHEMIN DES DAMES

 

LA BATAILLE DE LA MALMAISON

Le récit qu'on va lire a été, communiqué à la presse quotidienne. La plupart des journaux n'en ayant publié que des analyses ou des extraits, nous le reproduisons intégralement pour nos lecteurs:

 

Après la défaite de la Marne, l'ennemi, contraint de retraverser l'Aisne, s'était retranché sur ses fortes organisations défensives. A la fin de 1914, la ligne passait au Nord de Berry-au-Bac, au Sud de Craonne et du Chemin des Dames, au pied des falaises de l'Aisne, un peu en avant de Vailly et de Crouy. Elle fut modifiée un peu à notre désavantage au début de 1915, par la perte des avancées de Vailly, l'ennemi ayant gagné une tête de pont au delà de l'Aisne.

Notre offensive du 10 avril 1917, sur l'Aisne, chassa l'ennemi de la région de Braye-en-Laonnois, Ostel, Vailly, fort de Condé. Une série d'opérations locales, du 16 avril au 15 mai, compléta ces gains par l'enlèvement du Moulin de Laffaux et des plateaux au Nord de Nanteuil-la-Fosse. Depuis, l'ennemi ne cessa de contre-attaquer. La Royère, le Panthéon, Froidmont devinrent les noms de combats pénibles et glorieux, comparables à ceux de Vaux, Fleury, Thiaumont, devant Verdun. Cependant, notre situation restait précaire de la Royère au moulin de Laffaux, car sur tout ce parcours nous n'atteignions pas le Chemin des Dames. Ce vaste plateau eu pente, dominé par la butte du fort ruiné de la Malmaison, donnait à l'ennemi des vues sur nos organisations et nos arrières et permettait de suivre tous nos mouvements. En outre, il lui servait de rempart en avant de l'Ailette.

  L'attaque du 23, exécutée sur un front de 12 kilomètres, entre la ferme Moisy et la Royère, avait pour objet d'avancer nos positions jusqu'à une ligne définie à peu près par les villages d'Allemant, Vaudesson et Chavignon, constituant une avance de trois kilomètres et demi.

Ainsi serait dégagée la crête du Chemin des Dames qui, par surcroît, serait protégée par des feux de flanc contre toutes attaques ennemies. L'armée du général Maistre, qui fait partie du groupe d'armées placé sous le commandement du général Franchet d'Esperey, fut chargée de l'exécution.

Les corps désignés pour cette attaque étaient, de la gauche à la droite, les 14', 21', 11e et des éléments du 39' corps.

Le 14' corps (général Marjoulet) devait s'emparer du village d'Allemant et pousser un peu au Nord à la hauteur de Vaudesson, tandis qu'à droite il devait s'aligner face au Nord-Est à cinq cents mètres au Nord de la ferme Guillain jusqu'à l'orme de Vaudesson.

Le 21° corps (général Dégoutte), au centre, avait pour objectif les villages de Vaudesson et de Chavignon (partie Ouest), soit un front de deux kilomètres et demi.

Le corps de Maud'huy (11° corps), placé à sa droite, devait s'emparer, en liaison avec des éléments du 39e corps (général Deligny), du terrain compris entre le village de Chavignon (partie Est incluse) à l'Ouest et la Royère à l'Est. Son objectif s'orientait ainsi du Nord-Ouest au Sud-Est; il se reliait, à gauche, dans Chavignon, au corps voisin du général Dégoutte.

La mise en œuvre de l'offensive comporta une puissante préparation d'artillerie.

Durant six jours et six nuits, une artillerie formidable a tonné sans arrêt, détruisant l'artillerie et les organisations de l'ennemi. Des prisonniers capturés n'avaient pas mangé depuis plusieurs jours, le ravitaillement devenant impossible sous ce feu infernal.

Toute la nuit du 22 au 23 qui précéda l'attaque, notre artillerie continua ses ravages sur les lignes et les arrières ennemis. Le vent avait tourné à l'Ouest, la pression barométrique faiblissait. Cependant, à 5 h. 15, au moment du déclanchement, il ne pleuvait pas et il n'y avait pas de brouillard.

Le 14ème corps, opérant à l'aile gauche de l'armée, avait mission d'attaquer les deux branches du saillant de Laffaux : la branche Nord de Bessy au moulin de Laffaux, la branche Est du moulin de Laffaux à la ferme Mennejean.

Il devait d'abord, d'un premier élan, s'emparer de la triple ligne des tranchées ennemies organisées sur le plateau (ferme Moisy, moulin de Laffaux, carrière de Fruty), puis descendre dans les ravins d'Allemant et de Saint-Guillain aux pentes criblées de carrières ou creutes souterraines bétonnées et organisées, dont quelques-unes sont assez vastes pour servir de repaire à des bataillons entiers.

  En fin d'opérations, l'aile gauche du corps d'armée devait, après la prise du village d'Allemant, stopper sur la ligne vallée Guerbette-500 mètres au Nord d'Allemant; l'aile droite devait, au contraire, poursuivre sa progression de manière à venir s'aligner sur l'aile gauche, en s'emparant des tranchées de la Girafe et du Lézard, constituant une partie de la deuxième position allemande, connue sous les noms de Riegelstellung ou de Bretelle de Pinon.

Cette marche en équerre du corps d'armée devait, pour réussir, être minutieusement montée, aussi bien pour l'infanterie exécutant l'attaque que pour l'artillerie chargée de l'appuyer.

Les détails de l'opération avaient été prévus dans les plans qui réglaient les conditions d'engagement des unités.

A 5 h. 15, l'attaque du 14e corps d'armée se déclenchait conformément aux ordres donnés.

Les troupes arrivaient sans grande difficulté sur la ligne ferme Mennejean-bois 160 exclu. Un grand nombre de prisonniers affluait déjà vers l'arrière. Mais les troupes allemandes occupant les creutes n'avaient pas mis bas les armes; les unités chargées de les neutraliser commençaient leur investissement.

A 6 h. 15, le 14° corps repartait à l'attaque du premier objectif et l'atteignait rapidement en liaison, à droite, avec la 13' division d'infanterie. Au centre, l'avance fut très ralentie par des nids de mitrailleuses résistant dans Allemant et les creutes voisines. On éprouva une certaine résistance dans la région de la cote 156, mais finalement le 30e parvint à s'y installer et à encercler, par le Nord, Allemant. Pendant ce temps, le 75e régiment était maître du mont de Laffaux et des carrières de Fruty.

Cependant, le nettoyage des creutes se poursuivait et les prisonniers continuaient à être dirigés vers l'arrière.

A 9 h. 15, nos troupes se portaient à l'attaque du deuxième objectif. Le 140* était arrêté par des mitrailleuses dans le bois de Saint-Guillain ; il fallait l'intervention des chars d'assaut pour venir à bout de ces mitrailleuses. Enfin, après un arrêt d'une heure trente minutes, le 140e poursuivait sa marche et atteignait complètement le deuxième objectif.

Sur tout le reste du front du 14° corps d'armée, le deuxième objectif fut atteint sans difficulté. Pendant ce temps, le nettoyage des creutes s'achevait.

En résumé, à 12 heures, le 14° corps tenait tous ses objectifs, exception faite du bois 160 dont l'attaque, reprise par la 28e division, a été couronnée de succès dans la matinée du 24. Seules, quelques creutes isolées et étroitement investies étaient encore occupées par l'ennemi.

Le 14° corps d'armée, qui occupait une position sensiblement Nord-Ouest-Sud-Est passant par le moulin de Laffaux, se trouve en .fin de journée dans une situation Sud-Ouest-Nord-Est, ayant exécuté une conversion de 90" sur sa gauche comme pivot, couvrant Vaudesson, face à la direction Pinon-Anizy.

Ce mouvement, rarement exécuté dans la guerre actuelle, rappelle la manœuvre du 1er corps d'armée en 1916 devant Combles.

Plusieurs canons, 3.000 prisonniers dont 60 officiers, étaient le butin de cette journée, qui ajoute une page glorieuse à l'histoire des régiments dont la valeur s'était déjà affirmée en 1914 dans les Vosges, en 1915 en Champagne, au Trou-Bricot, et 1916 à Verdun, en 1917 dans la marche sur Roye et Saint-Quentin et au Chemin des Dames.

L'avance du 21° corps était prévue également en deux bonds successifs, le premier devant l'amener au delà de la ferme de la Malmaison en liaison avec le 11e corps d'armée, qui devait occuper le fort du même nom. Le Chemin des Dames était alors sensiblement dépassé.

Le 21e corps mettait en ligne deux divisions, la 13" et la 43". Par une coïncidence que le calcul des probabilités eût indiqué comme peu réalisable, deux des divisions ennemies opposées portaient exactement les numéros 13 et 43. Les Allemands y ajoutèrent des forces de la 2" division de la Garde.

Vers un horizon féeriquement illuminé par les éclatements de nos obus de tous calibres, les troupes s'élançaient sur l'ensemble du front, dépassaient les trois premières lignes de défense, progressaient rapidement à gauche et à droite.

La prise du fort de la Malmaison par la 38" division était connue presque aussitôt. Mais la résistance boche, comme on l'avait prévu, se dessinait particulièrement énergique sur la ferme de la Malmaison. A 6 heures, le 31'' bataillon de chasseurs y pénétrait et y installait son poste de commandement. Les premiers prisonniers cueillis racontaient que les creutes de Montparnasse s'étaient en partie effondrées sous le bombardement de nos pièces de 400. Peu à peu, l'infanterie française atteignait les positions assignées au premier bond. A 6 h. 45, le corps d'armée pouvait téléphoner à l'armée: « Le premier objectif est partout atteint. » A sa gauche, le 14e corps débordait le village d'Allemant.

Ce fut alors la pause prévue, pause pendant laquelle nos troupes organisèrent les positions conquises et préparèrent le deuxième bond. Les prisonniers commençaient à affluer vers l'arrière, abrutis et abasourdis, ce qui n'avait rien de surprenant, mais aussi d'une maigreur qui révélait les récentes privations subies, des privations de plusieurs jours.

A 9 h. 15, le corps d'armée reprit l'attaque sur ses objectifs définitifs: Vaudesson et Chavignon, les corps voisins marchant en liaison. Le premier obstacle à ce nouvel élan était constitué par les carrières de Montparnasse, creutes fameuses étayées dans la craie et qui pouvaient, assure-t-on, abriter 10.000 hommes. Malgré un effondrement partiel, ces immenses galeries abritaient encore beaucoup d'ennemis. Et le morceau fut dur à enlever. Le 1er bataillon de chasseurs se l'adjugea cependant vers 10 h. 30, y faisant de nombreux prisonniers. Lebois des Hoinets était atteint par deux régiments d'infanterie (149° et 158e). L'un d'eux, en s'y portant, avait fait prisonnier un bataillon allemand dans la creute du Corbeau, après une marche sous bois de plus de 1.500 mètres.

A la 13e division, le 109" régiment prenait dix-huit canons dans le bois de la Belle-Croix, un autre (21e) enlevait Vaudesson, tandis que deux bataillons de chasseurs (21e et 20e) s'emparaient du bois des Gobineaux, bordant au Nord le bois du Vallon.

Restait l'objectif extrême de l'attaque: le village de Chavignon, situé au bas des croupes de l'Aisne, dans une sorte de fiord boisé. Des chasseurs du 1er bataillon l'enlevèrent à 14 heures, y récoltant une nouvelle moisson de prisonniers. La défaite des Allemands était complète.

Sur notre droite, l'attaque devait être menée par le 11" corps. Du bois de la Garenne (à l'Ouest du fort de la Malmaison) au ravin des Bovettes, opéraient la division Guyot de Salins (celle de Douaumont et d'Hurtebise) et la division Brissaud-Desmaillet (celle d'Alsace, de Cléry et de Bouchavesnes).

Toutes deux célèbres, elles avaient déjà rencontré à Verdun, sur la Somme, sur l'Aisne, les deux divisions de la Garde qui leur étaient opposées.

La division Guyot de Salins avait comme principaux obstacles à franchir les vastes carrières de Bohery, le fort de la Malmaison, le bois de la Garenne, la ferme de l'Orme et la ferme Many, la partie Est de Chavignon.

La division Guyot de Salins (zouaves, tirailleurs et marocains) était fière d'être chargée du fort de la Malmaison. Le bataillon Giraud (4e zouaves) avait été désigné pour l'enlever. D'un seul élan, le fossé profond qui subsistait entre la contrescarpe et l'escarpe écroulée fut franchi et l'ouvrage abordé. Les mitrailleurs qui le défendaient furent tués ou faits prisonniers. Le fort déjà ruiné n'était plus qu'un chaos.

A 6 heures — trois quarts d'heure après le départ — le commandant Giraud occupait le fort et signalait immédiatement sa conquête. A 6 h. 5, un zouave, monté sur le sommet, agitait le fanion du bataillon. Le premier objectif était atteint dans le minimum de temps.

Pendant ce temps, marocains et tirailleurs encerclaient les carrières de Bohery et s'en emparaient, malgré une forte réaction d'artillerie ennemie. Le nettoyage dut se prolonger toute la journée et même une partie de la nuit suivante et de nombreux prisonniers furent faits. La tranchée de la Dame, à l'Ouest du fort, était franchie et l'on marchait vers le bois de la Garenne.

Après la pause prévue par le commandant pour la mise en ordre des unités et l'occupation des positions conquises, le mouvement en avant était repris. Zouaves, marsouins et marocains franchissaient leur nouvelle ligne et enlevaient successivement la ferme de l'Orme et enfin la ferme Many, progressaient dans le bois de la Garenne et atteignaient la briqueterie de Chavignon à une heure de l'après-midi. A 15 heures, nous occupions* le Voyeu-Chavignon, en liaison avec les chasseurs du corps Dégoutte.

La victoire était complète pour la division Guyot de Salins.

La division Brissaud-Desmaillet (chasseurs alpins) avait l'une des tâches les plus ardues. Toute une série d'obstacles à franchir: Panthéon, Bovettes, carrière du Tonnerre, bois de Veau, village de Pargny-Filain, énergiquement défendus par la division de la Garde, une artillerie ennemie très nombreuse tirant des hauteurs de Monampteuil (rive Nord de l'Ailette). La violence du bombardement rendit le départ difficile. Nos bataillons devaient progresser sous des tirs de barrage et des feux de mitrailleuses et trouvaient les carrières du Panthéon et de l'Orage fortement occupées, car les 5e et 8e compagnies du 3e grenadiers de la Garde y venaient d'arriver pour relever les deux autres compagnies du même bataillon qui ne s'étaient pas encore retirées. Malgré ces conditions particulièrement défavorables, ils enlevèrent plusieurs lignes de tranchées successives après de durs combats à la grenade. Un jalonnement par avions, opéré à 9 heures, signalait notre occupation par le 67° bataillon de chasseurs alpins de la carrière de Beauregard, des combats à la grenade entre les tranchées du Fanion et de Lutzin, à l'Est du fort de la Malmaison, dans les carrières du Tonnerre et les anciennes carrières souterraines, à la bordure Sud du ravin des Bovettes.

Plus de 2.500 prisonniers, une quinzaine de canons, de nombreux canons de tranchées et mitrailleuses, tel était le bilan, pour cette partie du front, de cette journée où le 11" corps avait fait preuve de sa bravoure habituelle et qui devait être suivie d'un lendemain plus glorieux encore.

En effet, nos succès avaient été si soudains qu'ils avaient jeté l'ennemi dans un complet désarroi; le 24, devant la pression de nos troupes, il doit évacuer la région difficile et marécageuse de Pinon; le 25, ce village tombait entre nos mains, la forêt du même nom était débarrassée de tout Allemand, à l'Est et à l'Ouest, les croupes étaient enlevées; à l'Est, l'attaque, vigoureusement menée, nous conduisait à Pargny-Filain et à la chapelle Sainte-Berthe; le 26, le communiqué indiquait: « Au Nord de l'Aisne, nos troupes, poursuivant leurs succès à la droite du front d'attaque, ont refoulé l'ennemi depuis la région au Nord de la chapelle Sainte-Berthe jusqu'au bassin d'alimentation. Le village de Filain est en notre pouvoir. Plus à l'Est, nous avons atteint le rebord du plateau Nord de l'Epine de Chevregny. »

En quatre jours de bataille, au cours desquels nos troupes avaient rivalisées de courage, de mordant et d'entrain, nous avions, sur un front de plus de 12 kilomètres, dépassé largement tous nos objectifs et progressé en certains points de plus de 6 kilomètres.

La victoire était complète. L'Allemand, qui depuis longtemps attendait notre offensive et n'avait tenté de s'y dérober par aucune manœuvre, était complètement battu ; il laissait entre nos mains 11.157 prisonniers, dont 257 officiers, et 180 canons dont plusieurs mortiers de 210 et de nombreuses pièces lourdes.

Le ministre de la Guerre pouvait adresser au général en chef ce juste hommage: « Votre méthode, la préparation minutieuse effectuée par les chefs, la vigueur et l'élan irrésistible de vos soldats viennent en quelques heures de libérer une nouvelle partie du territoire national et d'infliger à l'ennemi une grave défaite. Le pays vous en est reconnaissant. »

RÉSULTATS DE L'OPÉRATION DU 23OCTOBRE

               Notre correspondant accrédité aux armées nous a adressé, de son côté, les notes suivantes :

 

Front,   3   novembre.

Le récit qu'on vient de lire donne un tableau très complet, très exact, très vivant des trois journées des 23, 24 et 25 octobre, qui valurent à nos troupes une nouvelle victoire : la victoire de l'Ailette. Sans revenir sur les faits mêmes qu'il expose, je voudrais souligner les caractères de ce beau succès, l'un de ceux que nous ayons obtenus le plus élégamment, et indiquer ses résultats, dont le dernier est d'hier même : le communiqué de cette nuit vient en effet de nous apprendre que l'ennemi, poursuivant, à huit jours d'intervalle, le recul que nos soldats avaient commencé le 23 octobre à lui imposer, s'était retiré au delà de l'Ailette, la petite rivière en partie canalisée qui alimente le canal de l'Oise à l'Aisne. C'est la conséquence quasi inéluctable d'une opération qui nous avait livré tous les points culminants de cette vallée. Nous voici maîtres, désormais, de la totalité du Chemin des Dames, de la crête qu'il parcourt, des pentes qui descendent, au Nord, de cette longue épine. Nous avons repris ainsi Courtecon, Cerny-en-Laonnois, Ailles, Chevreux. Nos patrouilles sont sur l'Ailette. Soissons est dégagé, probablement libéré de toute menace, car ce serait de la part des Allemands une coûteuse forfanterie que de vouloir continuer à bombarder, à longue distance, la malheureuse ville.

*

Dans la familiale et intéressante causerie qu'il eut l'autre jour la bonté de nous faire entendre, le général Maistre, le vainqueur de l'Ailette, définissait la bataille qui s'achevait: « une action locale permettant de régler la question du Chemin des Dames ». La voici donc réglée, en dépit de l'adversaire qui se cramponnait là, de façon tellement tenace, depuis six longs mois.

L'opération, je l'ai indiquée, a été menée avec une rare élégance, réussie, grâce à un plan méticuleusement ordonné, avec le minimum de risques.

L'ennemi l'attendait. Il l'attendait et il avait affecté d'abord, avec son inguérissable outrecuidance, de ne s'en point soucier. « L'attaque française, écrivait le 20 octobre la Gazette de Voss, n'a aucune chance de succès. » Puis il s'était avisé de la prévenir: il allait attaquer le même jour que nous. Le sang-froid, la décision du commandement, qui brusqua les choses, déclencha son offensive avant le moment primitivement fixé, en pleines ténèbres encore, le désempara. On le vit bien au cours de la bataille.

Une excellente préparation d'artillerie, la plus formidable — puisque la plus récente — qu'on ait vue depuis le commencement de nos grandes offensives, une préparation plus écrasante encore que dans notre dernière action devant Verdun, l'avait abruti déjà. « On ne nous avait pas marchandé les moyens », a pu dire le général Maistre. Ajoutons qu'ils ont été utilisés à merveille.

Le marmitage, systématiquement réglé, comme nous l'avions constaté à Verdun, avait été limité aux points précis où il devait être efficace, aux points sensibles de l'organisation ennemie, centres de résistance, voies de communications, tranchées, boyaux, systèmes défensifs. L'artillerie, l'aviation qui la secondait, tout fonctionna admirablement, harmonieusement.

L'avance, dans une attaque pareille, est bornée par la portée du canon. Une ingénieuse disposition des batteries a permis de la poursuivre, cette fois, bien au delà des limites accoutumées.

Parmi les avantages que possédaient contre nous les Allemands, sur les positions qu'ils occupaient — possession des points culminants, des observatoires, structure du terrain, découpé, dentelé de ravins, redoutable, a écrit notre meilleur critique militaire — il faut noter l'existence de ces « creutes », de ces anciennes carrières aux voûtes épaisses, dont des bétonnages savants avaient renforcé encore la solidité, et où des bataillons entiers pouvaient trouver asile comme dans les plus parfaites des casemates. Notre artillerie lourde eut raison de ces antres cyclopéens. Leurs monstrueux plafonds furent en maints endroits écrasés et pénétrés par nos obus; les entrées d'aucuns furent bouchées; il en est dont, plusieurs jours après, nos soldats cherchaient encore l'issue, afin d'en poursuivre le « nettoyage ».

L'attaque se déroula mathématiquement. Et le général Maistre a beau professer, d'un ton joliment détaché, que « la stratégie n'est qu'une combinaison d'expédients », il faut bien convenir que cette combinaison avait été supérieurement effectuée. Les objectifs furent atteints aux heures dites; les haltes réglées au chronomètre.

La lutte, cependant, fut dure, on l'a vu à la lecture de ses péripéties. Sur quelques points, sans doute, on fit beaucoup et promptement « Kamerades! » Sur d'autres, nos soldats ne l'emportèrent qu'à force de cran : les chasseurs du général Brissaud-Desmaillet en pourraient témoigner. La victoire, pourtant, fut obtenue au meilleur compte possible.

Ellefut exploitée avec un merveilleux à-propos.

Les objectifs assignés à l'attaque étaient sagement limités. Ainsi, l'occupation de la forêt de Pinon, qui ne nous était point nécessaire, n'était pas comprise dans le plan primitif. Le succès décida le général Maistre à la « régler » selon son expression. Ce fut, chose invraisemblable, l'affaire d'une demi-heure, le 25 octobre. On fit là un prodigieux butin d'artillerie de tous calibres et de mitrailleuses; le sous-bois en était hérissé. Après quoi l'on put pousser jusqu'au canal; ayant les hauteurs, on tenait la vallée entière. Le 26, la bataille était terminée par la prise de Filain. Le passage des Allemands sur la rive Nord de l'Ailette, dont nous occupons ce soir toute la rive Sud, jusqu'aux abords de Corbény, est le corollaire escompté, prévu, de ce foudroyant succès. L'ennemi a proprement décampé: dans certaines de ses tranchées, la soupe mijotait encore quand nos soldats y arrivèrent. C'est une nouvelle avance de plus de 2 kilomètres de profondeur, en moyenne, sur un front de 17 à 18 kilomètres. Le succès passe nos espérances.

***

Si la résistance allemande fut, en certains endroits, énergique, désespérée, elle accusa, en d'autres points, un désarroi terrible.

On a trouvé sur des prisonniers les ordres les plus contradictoires ; à un moment, celui de se replier ; un moment après, cet autre de lutter jusqu'au bout.

Les troupes étaient de qualité très variable aussi. Il y avait là des troupes d'élite, de la Garde, et, entre autres, un certain régiment du Prince de ulow de Dennewitz, un régiment de Westphaliens, dont une image qu'on a retrouvée, une sorte de souvenir, consacrait la constance, parce qu'il nous résistait depuis quatre mois à ce même point — et qui s'est rendu, d'ailleurs, en entier — et, d'autre part, une division, la VIe, ramenée récemment de Galicie, qui, déjà mal affermie, mal reposée, fut jetée dans la mêlée, à Anizy, comme au petit bonheur. Ce fut, nous dit-on, « une extraordinaire salade ». — Ordres, contre-ordres, désordre, selon l'ironique formule des popotes.

Sept divisions nous furent opposées, quatre en première ligne, trois en réserve, plus quelques éléments épars d'autres divisions, qui furent précipitées dans la fournaise tour à tour. Elles sortirent de là disloquées, fondues, puisqu'on cueillit des régiments au complet avec leurs états-majors. C'est ainsi que notre 13" division, opposée à la XIII1 allemande, lui a ramassé trois colonels, demeurant avec le regret qu'il lui en manquât un pour compléter sa collection. Nos parcs à prisonniers chaque soir éclataient.

Beaucoup  de ces hommes appartenaient à la classe 18, — indice, quoi qu'on fasse, d'une usure certaine. Au printemps, c'est la classe 1!) qu'il va falloir s'attendre à rencontrer quelquefois en face de nous. Or, je lie sais pas si ces jeunes classes ont l'allant, l'enthousiasme ardent qu'on constate chez nos dernières recrues ; en tout cas, elles ne paient guère de mine. Les chétifs gamins que ce sont là, pour la plupart !

La proportion moyenne courante était de 19 blessés par obus contre un par balle ; on n'a guère constaté, dans cette rencontre, que 3 blessures par éclats contre une par balle. C'est la preuve qu'on est arrivé à mieux neutraliser que par le passé le tir des batteries ennemies.

Il convient, sur cepoint, de noter avec quelle perfection fonctionna le service chirurgical, avec quelle rapidité furent pansés les blessés: l'immense majorité d'entre eux n'attendirent pas plus de cinq à six heures les soins nécessaires.

Une autre constatation importante a été faite au cours de cette bataille: c'est que les blessures par éclats d'obus y furent en proportion beaucoup moindres que de coutume.

***

Au total, l'offensive commencée le 23 octobre nous a rendu une bande de territoire qui, à l'Ouest, atteint jusqu'à 6 kilomètres de profondeur, 2 à l'Est, et réduit sensiblement le plus fort saillant qui s'enfonçât en coin dans notre front. Elle a infligé à l'ennemi de lourdes, très lourdes pertes en hommes comme en matériel: le dernier dénombrement, aujourd'hui, accuse la capture de 200 canons lourds, de 222 engins de tranchées, dont certains formidables, et de 720 mitrailleuses. Elle a désarticulé complètement l'organisation d'artillerie allemande sur cette partie du front, — à telle enseigne que nous n'avons presque pas perçu de réaction immédiate.

Engagée à  effectifs  sensiblement égaux,  acceptée  par l'adversaire, cette partie a démontré surabondamment notre supériorité en matériel aussi bien que notre ascendant moral.

Comme les récentes offensives de Verdun, elle nous assure la possession de positions sûres, à l'abri des surprises, d'observatoires parfaits, et, pour hiverner, d'un terrain sain. C'est le complément d'une suite d'opérations sages, heureuses, et c'est l'un des plus brillants succès que nous ayons obtenus.

 

gustave babin.

 


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